Mais là, pas de chance, j'entends également du bruit dans la cage. Une porte, des pas. Cela vient d'en haut. J'habite au premier étage (l'immeuble en compte huit) donc je devrais atteindre assez rapidement la cour intérieure de la résidence. J'ai appris à descendre de manière fluide sans me casser la gueule. Rien ne me dit cependant que je suis tiré d'affaire: en effet, juste au moment où, au bas des marches, je vais aborder la porte qui donne sur le hall, je peux tomber sur quelqu'un au niveau des boîtes aux lettres. Ou quelqu'un peut ouvrir cette porte et monter pile à cet instant. Concernant mes voisins d'étage: je ne connais pas leur nom, je ne sais même pas à quoi ils ressemblent. Mais je pourrais croiser la femme aux deux enfants. Elle, je ne sais pas de quel étage elle vient mais j'ai l'impression qu'elle vit seule, qu'elle se cherche un mec et qu'elle ne me regarde jamais avec indifférence lorsque, bien malgré moi, il nous arrive d'être en présence l'un de l'autre à la suite d'une malchance (une malchance, de mon point de vue). En plus, ses gamins semblent m'apprécier. Oui, danger: menace d'interaction. Je ne veux pas la croiser. Je dis ça, c'est pour elle. Et ses gosses. Ils ne savent pas que je ne suis pas fréquentable, ils n'ont pas conscience qu'aucune forme de vie ne peut être heureuse avec moi.
J'en ai marre qu'on me prenne pour un mec bien, une personne de qualité sous prétexte que je suis poli pendant trente secondes relationnelles forcées, parce que je tiens la porte et livre le passage. Sous prétexte que je ne fais jamais chier le service dans les gargotes où j'ai mes habitudes (un jour, une serveuse m'a dit que j'étais « son client préféré »; une autre fois, dans un chinois, le jeune patron m'a demandé si j'étais célibataire et il a voulu me présenter à sa belle-mère qui vivait seule). Sous prétexte que je ne fais jamais de bruit.
Je ne suis qu'une merde, les gens, il faut absolument que vous compreniez ça.
Personne dans le hall. Je sors dans la grande cour intérieure. Je trace vite fait car des gens peuvent se trouver aux fenêtres du premier étage (cour carrée occupée sur trois faces, la quatrième donne sur la rue), au rez-de-chaussée aussi, certains me connaissent de vue. Le pire, ce serait qu'on m'invite à boire un verre, un soir. Je serais obligé de rendre la pareille. En fait, ça m'est arrivé une fois, dans cette résidence, avec mes précédents voisins de palier. Mais c'est tellement le bordel chez moi, et je suis tellement ours, que je ne leur ai jamais rendu la politesse. Et alors dernièrement, les propriétaires ont voté un ravalement de façade (moi, je ne vote pas), une feuille A4 scotchée sur la vitre de la porte d'entrée informe que des peintres doivent entrer dans les appartements pour des finitions ou je ne sais quoi. Ça me fait vraiment chier, d'autant plus que j'ai deux volets roulants (à chaînes) bloqués; je ne peux plus les relever, il faudrait, pour chacun d'eux, que je démonte le coffrage, que je tente de remettre tout ça en place mais je suis seul, je sens que ça va être une galère si je m'y colle. Il faut que je trouve une solution mais je crains que quelqu'un, concrètement, soit tout de même obligé de pénétrer dans ma base secrète.
Je ne m'arrange pas, en vieillissant.
Déjà, il y aura bientôt deux ans de ça, cette Fête des Voisins. Cette couille en barres, oui. Rien que l'affiche: ça daubait l'opération d'éco-citoyenneté, dans le style bande dessinée franco-belge, avec plein de gens d'une résidence fictive qui, de case en case, se passent des apéricubes ou assimilés. Ils sourient tous, tout le monde est heureux, il y a des babtous et pas mal de bronzés très visibles et particulièrement mis en avant afin de bien souligner que c'est la fête de tous les voisins intégrés, y compris, je suppose, dans le 9-3 ou tout autre territoire équivalent de non-droit. Je n'aime vraiment pas qu'on m'instrumentalise de la sorte. Là, dans ce monde de voisins-bisounours, pas de « va niker tes morts », pas de mecs de la barre d'à côté qui se font planter précisément parce qu'ils sont de la barre d'à côté et qu'ils n'en draguent pas moins des tchaïs de notre territoire, mon frère. Pas de véhicules incendiés, pas de tournantes, pas de kalachs albanaises entreposées dans les caves, pas de chnouf, pas de « j'nikerai la France jusqu'à ce qu'elle m'aime », non non, et d'ailleurs tu regardes assez longtemps l'affiche, tu te dis que ça n'a jamais existé que dans ta tête, ces événements. C'est juste un mirage un problème de représentations, tu comprends. Sois cool, grandis ou alors va te faire stigmatiser la rondelle.
Et ces connards l'ont fait, dans ma résidence. La manifestation avait été reportée une ou deux fois à cause d'une météo peu propice (ils voulaient installer ça dans la cour sauf qu'à chaque fois, il avait plu), mais au final, ils l'ont fait. Ce soir-là je revenais d'un pub, j'avais descendu des bières au rade en compagnie de mes chers Bloy et Marchenoir. Et, en approchant de la porte d'entrée de l'immeuble, je les découvre tous assis sur des sièges, autour d'une table de jardin, dans le hall d'entrée. Mais alors bien au milieu, et ils étaient tout de même nombreux, si bien que je ne pouvais contourner le groupe par la droite pour me rendre vers l'ascenseur (ça m'arrive de le prendre, même en vivant au premier étage), je me serais alors mangé les boîtes aux lettres. J'optai donc pour le côté gauche, celui où se trouve la porte de la cage d'escalier. Mais il me fallut batailler. Une quadragénaire assez chic, assez MILF, et que je connaissais de vue, était apparemment l'organisatrice de l'événement dans la résidence. Bien entendu, toutes les autres têtes se tournèrent vers moi et je fus très cordialement et massivement invité à faire halte, à m'asseoir, manger des chips, à causer de tout et de rien en parfaite décontraction car vois-tu, c'est naturel et super convivial de se livrer à ce genre d'occupation les fesses sur des chaises de plastique, dans un hall d'entrée quelque peu impersonnel, et jusqu'à pas d'heure. Même une fois par an. Eh bien, allez vous faire foutre. Ils ont insisté, hein, mais si, restez, restez, vraiment vous voulez pas vous asseoir un peu, etc. Non merci, pour vous dégueuler sur les uns les autres le restant de l'année, vous tailler des costards par gardien d'immeuble ou syndic ou propriétaires interposés parce que le connard du troisième joue du djembé un peu trop souvent, ou parce que la salope du septième jouit trop dans les aigus, vous n'avez pas besoin de moi, chers citoyens-voisins en fête.
Je n'ai rien répondu de tel, j'ai juste dit non merci, navré, j'ai du travail qui m'attend et j'ai pris l'escalier. Le lendemain matin, on a sonné et frappé à ma porte. J'ai fait le mort, genre il n'y a personne. Mais cette fois j'ai entendu, à travers la cloison. C'était la fameuse voisine aux deux gamins. Je me suis dit mais qu'est-ce qu'elle veut, d'habitude elle fait pas ça, elle vient jamais, est-ce qu'elle va me filer un bout de gâteau de la veille, me dire que c'est vraiment dommage que je ne sois pas resté (elle était en effet présente à cet aimable raout), quelque chose comme ça?
Je n'ai pas répondu, je ne sais donc pas; de son côté, elle a attendu un peu puis est repartie à son étage avec sa progéniture.
De toute façon, maintenant, même mon téléphone fixe est débranché. Je ne le rebranche que pour écouter mes messages (je n'ai pas de téléphone portable).
Il y en a (parmi ceux qui peuvent s'approcher un peu, et encore, sous certaines conditions) qui me disent que je devrais me trouver une femme, que ça me ferait du bien.
Je les laisse dire.