samedi 24 juin 2023

DANGER: INTERACTION

 


Je ne m'en aperçois qu'une fois sur le palier car de l'autre côté, derrière ma porte d'entrée, je n'entends pas nécessairement, et effectivement je n'ai pas entendu, aujourd'hui: au moment où je décide de sortir, une activité humaine se déploie quelque part pas très loin. L'ascenseur est en train de fonctionner, quelqu'un l'a appelé ou se trouve déjà dedans. Cette personne (ou ces personnes) va (vont) peut-être débarquer dans mon couloir alors que je n'aurai pas fini de verrouiller ma porte. Comme il n'y a que deux appartements sur mon palier, ce seront mes voisins, ou des gens qui les connaissent. De toute façon, il faudra dire bonjour. Alerte: menace d'interaction. Je ne suis pas d'humeur à faire la causette, même la petite connerie à bâtons rompus. Je me hâte donc de bien fermer vite fait, clef triangulaire en haut, schlaa, schlaa, clef rectiligne en bas, clac, clac, et je m'esquive vite fait par l'escalier.


Mais là, pas de chance, j'entends également du bruit dans la cage. Une porte, des pas. Cela vient d'en haut. J'habite au premier étage (l'immeuble en compte huit) donc je devrais atteindre assez rapidement la cour intérieure de la résidence. J'ai appris à descendre de manière fluide sans me casser la gueule. Rien ne me dit cependant que je suis tiré d'affaire: en effet, juste au moment où, au bas des marches, je vais aborder la porte qui donne sur le hall, je peux tomber sur quelqu'un au niveau des boîtes aux lettres. Ou quelqu'un peut ouvrir cette porte et monter pile à cet instant. Concernant mes voisins d'étage: je ne connais pas leur nom, je ne sais même pas à quoi ils ressemblent. Mais je pourrais croiser la femme aux deux enfants. Elle, je ne sais pas de quel étage elle vient mais j'ai l'impression qu'elle vit seule, qu'elle se cherche un mec et qu'elle ne me regarde jamais avec indifférence lorsque, bien malgré moi, il nous arrive d'être en présence l'un de l'autre à la suite d'une malchance (une malchance, de mon point de vue). En plus, ses gamins semblent m'apprécier.  Oui, danger: menace d'interaction. Je ne veux pas la croiser. Je dis ça, c'est pour elle. Et ses gosses. Ils ne savent pas que je ne suis pas fréquentable, ils n'ont pas conscience qu'aucune forme de vie ne peut être heureuse avec moi.


J'en ai marre qu'on me prenne pour un mec bien, une personne de qualité sous prétexte que je suis poli pendant trente secondes relationnelles forcées, parce que je tiens la porte et livre le passage. Sous prétexte que je ne fais jamais chier le service dans les gargotes où j'ai mes habitudes (un jour, une serveuse m'a dit que j'étais « son client préféré »; une autre fois, dans un chinois, le jeune patron m'a demandé si j'étais célibataire et il a voulu me présenter à sa belle-mère qui vivait seule). Sous prétexte que je ne fais jamais de bruit.


Je ne suis qu'une merde, les gens, il faut absolument que vous compreniez ça.


Personne dans le hall. Je sors dans la grande cour intérieure. Je trace vite fait car des gens peuvent se trouver aux fenêtres du premier étage (cour carrée occupée sur trois faces, la quatrième donne sur la rue), au rez-de-chaussée aussi, certains me connaissent de vue. Le pire, ce serait qu'on m'invite à boire un verre, un soir. Je serais obligé de rendre la pareille. En fait, ça m'est arrivé une fois, dans cette résidence, avec mes précédents voisins de palier. Mais c'est tellement le bordel chez moi, et je suis tellement ours, que je ne leur ai jamais rendu la politesse. Et alors dernièrement, les propriétaires ont voté un ravalement de façade (moi, je ne vote pas), une feuille A4 scotchée sur la vitre de la porte d'entrée informe que des peintres doivent entrer dans les appartements pour des finitions ou je ne sais quoi. Ça me fait vraiment chier, d'autant plus que j'ai deux volets roulants (à chaînes) bloqués; je ne peux plus les relever, il faudrait, pour chacun d'eux, que je démonte le coffrage, que je tente de remettre tout ça en place mais je suis seul, je sens que ça va être une galère si je m'y colle. Il faut que je trouve une solution mais je crains que quelqu'un, concrètement, soit tout de même obligé de pénétrer dans ma base secrète.


Je ne m'arrange pas, en vieillissant.


Déjà, il y aura bientôt deux ans de ça, cette Fête des Voisins. Cette couille en barres, oui. Rien que l'affiche: ça daubait l'opération d'éco-citoyenneté, dans le style bande dessinée franco-belge, avec plein de gens d'une résidence fictive qui, de case en case, se passent des apéricubes ou assimilés. Ils sourient tous, tout le monde est heureux, il y a des babtous et pas mal de bronzés très visibles et particulièrement mis en avant afin de bien souligner que c'est la fête de tous les voisins intégrés, y compris, je suppose, dans le 9-3 ou tout autre territoire équivalent de non-droit. Je n'aime vraiment pas qu'on m'instrumentalise de la sorte. Là, dans ce monde de voisins-bisounours, pas de « va niker tes morts », pas de mecs de la barre d'à côté qui se font planter précisément parce qu'ils sont de la barre d'à côté et qu'ils n'en draguent pas moins des tchaïs de notre  territoire, mon frère. Pas de véhicules incendiés, pas de tournantes, pas de kalachs albanaises entreposées dans les caves, pas de chnouf, pas de « j'nikerai la France jusqu'à ce qu'elle m'aime », non non, et d'ailleurs tu regardes assez longtemps l'affiche, tu te dis que ça n'a jamais existé que dans ta tête, ces événements. C'est juste un mirage un problème de représentations, tu comprends. Sois cool, grandis ou alors va te faire stigmatiser la rondelle.


Et ces connards l'ont fait, dans ma résidence. La manifestation avait été reportée une ou deux fois à cause d'une météo peu propice (ils voulaient installer ça dans la cour sauf qu'à chaque fois, il avait plu), mais au final, ils l'ont fait. Ce soir-là je revenais d'un pub, j'avais descendu des bières au rade en compagnie de mes chers Bloy et Marchenoir. Et, en approchant de la porte d'entrée de l'immeuble, je les découvre tous assis sur des sièges, autour d'une table de jardin, dans le hall d'entrée. Mais alors bien au milieu, et ils étaient tout de même nombreux, si bien que je ne pouvais contourner le groupe par la droite pour me rendre vers l'ascenseur (ça m'arrive de le prendre, même en vivant au premier étage), je me serais alors mangé les boîtes aux lettres. J'optai donc pour le côté gauche, celui où se trouve la porte de la cage d'escalier. Mais il me fallut batailler. Une quadragénaire assez chic, assez MILF, et que je connaissais de vue, était apparemment l'organisatrice de l'événement dans la résidence. Bien entendu, toutes les autres têtes se tournèrent vers moi et je fus très cordialement et massivement invité à faire halte, à m'asseoir, manger des chips, à causer de tout et de rien en parfaite décontraction car vois-tu, c'est naturel et super convivial de se livrer à ce genre d'occupation les fesses sur des chaises de plastique, dans un hall d'entrée quelque peu impersonnel, et jusqu'à pas d'heure. Même une fois par an. Eh bien, allez vous faire foutre. Ils ont insisté, hein, mais si, restez, restez, vraiment vous voulez pas vous asseoir un peu, etc. Non merci, pour vous dégueuler sur les uns les autres le restant de l'année, vous tailler des costards par gardien d'immeuble ou syndic ou propriétaires interposés parce que le connard du troisième joue du djembé un peu trop souvent, ou parce que la salope du septième jouit trop dans les aigus, vous n'avez pas besoin de moi, chers citoyens-voisins en fête.


Je n'ai rien répondu de tel, j'ai juste dit non merci, navré, j'ai du travail qui m'attend et j'ai pris l'escalier. Le lendemain matin, on a sonné et frappé à ma porte. J'ai fait le mort, genre il n'y a personne. Mais cette fois j'ai entendu, à travers la cloison. C'était la fameuse voisine aux deux gamins. Je me suis dit mais qu'est-ce qu'elle veut, d'habitude elle fait pas ça, elle vient jamais, est-ce qu'elle va me filer un bout de gâteau de la veille, me dire que c'est vraiment dommage que je ne sois pas resté (elle était en effet présente à cet aimable raout), quelque chose comme ça?


Je n'ai pas répondu, je ne sais donc pas; de son côté, elle a attendu un peu puis est repartie à son étage avec sa progéniture.


De toute façon, maintenant, même mon téléphone fixe est débranché. Je ne le rebranche que pour écouter mes messages (je n'ai pas de téléphone portable).


Il y en a (parmi ceux qui peuvent s'approcher un peu, et encore, sous certaines conditions) qui me disent que je devrais me trouver une femme, que ça me ferait du bien.


Je les laisse dire.

vendredi 23 juin 2023

ALT WINMÄRIK

 

Ça se passe encore au sortir du kebab. Ce qui, d'ailleurs, ne signifie pas nécessairement que je mange un kebab. L'important est de rester dehors encore un peu de temps, de retarder au maximum le moment où il faudra que j'insère la clef dans la serrure avant de me vautrer avec un confortable désespoir dans mon bordel ambiant. Les contacts humains? Oui, un peu. Les pizzas offrent la meilleure conversation, je trouve. Les baklavas sont un peu timides mais si on les incite un peu, en douceur, ils finissent par être très convenables aussi. Les iskenders sont plus coriaces mais c'est logique, quand on regarde bien. Éventuellement, il y a aussi la serveuse, jeune et sympathique. Il faut bien comprendre une chose, c'est que lorsque je ressors, quelles qu'aient pu être les matières ingurgitées, je me trouve dans un état tiers. L'état second est naturel, chez moi. Le tiers est supérieur. Le suicide et l'extase par la bouffe, sans alcool s'il vous plaît. Encore que, l'extase, il ne faut peut-être pas exagérer; je ne lévite pas du kebab jusqu'à l'arrêt de tram. Mais des pensées étranges me traversent souvent la tête. Parfois, ce sont aussi les objets, les gens qui, comment dire, s'offrent presque à moi sans le savoir. Il faut marcher sur le trottoir en évitant les merdes, nombreuses à partir d'une certaine heure. Cela requiert un minimum de concentration, que je possède. J'alterne les descentes dans les kebabs de cette rue, c'est un roulement entre trois enseignes donc mon déplacement, quand je ressors, est plus ou moins long. Les tauliers le savent, de toute façon ils se connaissent tous, ils sont tous cousins. Je passe aussi devant des banques que j'ai envie d'incendier. Je me verrais bien commettre un bon gros destroy avec les zonards du coin. Après, on irait s'allumer la gueule au bar russe du quartier. Complètement torchés, on se ferait recruter par les représentants locaux de Vladimir, on partirait la nuit même en Russie, à bord d'avions privés, pour faire des stages de formation au pays. On continuerait de boire, on vomirait partout mais tout le monde rigolerait. Puis on se poserait à Moscou, on serait immédiatement transférés dans des suites réservées (hôtel de charme, évidemment), on continuerait de boire, on aurait des putes gratuites, c'est offert par la maison, on continuerait de boire mais attention, le matin à huit heures tout le monde serait sobre pour la messe. Après l'orgasme, l'hésychasme.


Je ne m'arrête pas au bar russe, je ne sais même pas s'il s'y trouve des « recruteurs » ou autres honorables correspondants, cela m'indiffère parfaitement et je poursuis mon chemin. Je passe devant la Polonaise et ses deux gros chiens blancs. Je l'appelle comme ça parce qu'elle aussi, elle vient de l'est, du moins c'est ce que je suppose. Accent assez marqué lorsqu'elle me remercie. Je lui donne souvent une petite pièce en passant, je ne m'attarde pas. Je ne fais pas ça pour les remerciements. Moi, ma réputation est finie, de toute façon. Pas la peine de me remercier. Je suppose en outre que je ne suis pas entièrement charitable, à travers ce geste; c'est une nana relativement jeune, âge indéfinissable, je dirais dans les trente, trente-cinq ans, plutôt pas vilaine. Alors évidemment, c'est suffisant. Elle le sait sans doute, beaucoup de gars, un peu à la ramasse comme elle (comme moi?), lui tournent souvent autour. Mais ses deux gros clébards (avec quel argent les nourrit-elle?) lui sont très attachés. Cela sécurise. Pour l'instant, ils ne m'ont jamais montré leurs crocs car j'approche toujours lentement, ma voix n'est pas trop forte lorsque je dis « bonjour » ou « bonsoir » à la fille. Je contrôle également mes radiations hormonales par la récitation silencieuse d'une prière alors que je suis en approche finale avant de me baisser vers le carré de carton posé sur le sol et qu'ensuite je m'éloigne. Je traverse une intersection, puis le pont. Les berges de l'Ill accueillent-elles aussi leur lot de turpitudes? Je sais que des clochards y survivent (y sous-vivent) lorsqu'il ne pleut pas (c'est-à-dire: lorsque les berges ne sont pas inondées). De l'autre côté du pont, je prends le petit virage serré et je me retrouve à l'arrêt de tram Alt Winmärik (Vieux marché aux vins). Il n'y a personne, ni d'un côté ni de l'autre.


Comme je viens de manger, je ne m'assois pas sur le banc (pas confortable, d'ailleurs) afin de ne pas comprimer indûment les chairs. J'ai les fesses posées sur une espèce de barre horizontale (horizontale, pas verticale, hein), je me tiens dans l'angle de l'abri, à trente centimètres d'une affiche qui ne m'intéresse pas. Je regarde dans le vide, puis dans le plein, puis à nouveau dans le vide. Soudain, une espèce de greluche débarque dans mon champ de vision. Le genre pouffiasse  hybridée lycéenne/cas soc'. Je ne sais pas bien, mais c'est le style vulgaire qui me fait immédiatement regretter la vieille France. Admettons que je ne lui mette pas d'entrée de jeu deux tartes dans la gueule, je suis disposé à certaines concessions car je digère. Je pourrais me contenter de lui dire, dans un monde au moins partiellement reconstitué, d'aller tout de suite se démaquiller, de changer de fringues et de passer quelque chose d'un peu moins moulant; je ne veux pas de derche visible, je ne veux pas de nibards aux trois quarts exhibés. Petite garce inculte. En toute logique, certains, à la lecture de ces lignes, ne pourront se garder de leur séance de psychanalyse sauvage. Sunderland ne baise pas, c'est un refoulé, en réalité les culs, les nibards, ça le travaille énormément. Si c'était le cas je n'en parlerais pas, justement. L'inconscient ne se voise pas comme ça. Connards. La pouffette, là, vous allez la psychanalyser aussi? Pas besoin, elle se porte très bien. Quand elle s'emmerde, elle prend son gode-phone, se visionne quelques minutes d'une fellation en attendant son tram. Non, c'est vrai, j'invente. Pour savoir qu'il s'agit d'un énième pornaque destiné à soulager le sentiment d'ennui de notre civilisation de crevards, il faudrait que je me colle tout près d'elle. Pas mon style. Et pas besoin car en réalité, elle écoute de la musique. Une espèce de r&b de merde, du quasi-pornaque dans certains cas (quand on regarde les navrants scopitones qui les accompagnent), le talent de la Motown canal historique en moins. A une époque, je tentais d'expliquer, aux gens que cela pouvait concerner, la différence entre la soul music, le r&b véritables et ce qu'on fait passer pour tel de nos jours. Au bout d'un certain temps, j'ai dit stop, j'ai vu que ça ne servait à rien dans la mesure où, à la base, la plupart des cerveaux à qui l'on s'adresse n'ont pas le fonds culturel, linguistique minimal pour traiter les abstractions. Donc l'autre écoute sa daube sonore. Et pas discrètement. Elle n'a même pas l'air d'y prêter beaucoup d'attention, en fait. Une jeune vache indifférente, qu'une technologie pénètre à répétition. Seulement, elle me fait un tout petit peu suer car je ne vois pas pour quelle raison je devrais subir les engouements musicaux de mes concitoyens. Quand on a assez de fric pour s'envoyer des montagnes de pizzas, ou nourrir des chenils entiers, ou s'acheter des montagnes de hauts et se faire sodomiser les oreilles par son iPhone, on peut aussi acheter des écouteurs. Le prochain tram arrive dans trois minutes.


Je me livre donc à une expérience. La fille est assez proche de moi, sous cet abri. Moi, je fais l'indifférent, je regarde droit devant sans rien dire et soudain, après quelques contractions appropriées, je lâche un rot digne d'un album de death metal. Et un deuxième. Elle ne peut pas ne pas l'avoir entendu car, pour commencer, elle change de titre en moyenne toutes les quinze secondes, parce qu'en bonne lycéenne de la Putrification nationale, elle est incapable d'aller jusqu'au bout d'une œuvre, même une merde. Cela implique donc de petites plages de silence. Autant de fenêtres de tir, de mon point de vue. Sauf qu'elle ne réagit pas. A-t-elle l'habitude? Vit-elle dans un environnement coutumier des éructations non annoncées, non justifiées? Au moins, pendant ce temps-là, j'en profite pour faire avancer ma digestion. Mais le délicat équilibre des humeurs internes, de la pression secrète des entrailles vient d'être légèrement modifié, suffisamment toutefois pour que se présente l'inévitable suite du programme. Je le sens venir très vite et il va être incandescent, celui-là.


Je lâche une caisse. Je dis bien une caisse, pas une louise astrale. Je tourne très légèrement la tête pour remettre la fille dans mon champ de vision. Pas davantage de réactions, cependant. Je suis intérieurement consterné; j'espérais une mine dégoûtée, des insultes qui m'auraient permis de rire. Je lâche une deuxième caisse car je peux me le permettre. Elle m'aurait dit quelque chose, je lui aurais gentiment répondu la phrase que je tiens prête en ces circonstances: « Là où il va, il aura plus de place que là d'où il vient. » Mes lecteurs assidus, s'il s'en trouve, connaissent déjà. Il n'empêche que je ne lui sors pas ma phrase, que cette dinde est totalement murée dans sa misère culturelle. Par-dessus le marché (le vieux marché aux vins), elle s'engouffre dans le même tram que moi. Je ne vais pas rester à côté, ça suffit. Je marche vers l'arrière, ça pue des pieds et les gens ont des airs de défunts vaguement galvanisés. Tout le monde regarde dehors, ou le bout de ses chaussures; ça, c'est pour ne pas croiser les yeux d'un autre passager et, conséquemment, prendre le risque d'un coup de couteau dans la gorge (Je sais : « la France n'est pas un coupe-gorge. » Mais oublions ce mensonge). J'entends de loin le vomi rythmique de l'autre. Elle n'a pas baissé le volume, personne ne fait la moindre remarque, pas même le chauffeur du tram qui, logiquement, capte par le biais de sa sono. Moi aussi, j'ai les yeux vers le dehors. Je descendrai avant le terminus. Une fois dans mon squat, je me viderai la vessie, me mettrai à l'aise, descendrai des bières. Et j'irai peut-être voir sur eBay ce qu'ils proposent comme Kalachnikovs.

jeudi 22 juin 2023

À TABLE!

 

Vas-y gros minet, bouffe cette conne, te gêne pas, c'est l'heure du miam-miam. Fais-toi plaisir, approche doucement par derrière, ne lui laisse pas deviner qu'elle en train de lâcher son dernier caca. Sur ton territoire. Regarde-là bien, c'est une macronista, elle n'a jamais foutu les pieds en Afrique, elle ne sait rien d'autre que ce qu'elle a péniblement appris sur Wikipédia et chez son tour operator. Il y a des félins en Afrique, oui, même en liberté. Mais ils sont pas méchants. Ah mais non, celle-là, elle est contre le carbone, les bilans carbone, parce que, hein, la vie c'est pas bon pour l'écologie (au final). Elle n'a pas tort, tu me diras; tu es bien placé pour le savoir, mon gros minet. Alors bouffe-la car tu n'es pas tenu de te préoccuper des oies humaines. Je t'arrête de suite, je sais ce que tu vas me miauler: « Dans le temps, c'était pas comme ça. » Non, moi non plus je n'ai pas connu ce temps, c'est tellement reculé. Tu n'as pas lu le livre de la Genèse qui dit que l'être humain, avant sa Chute, vivait en harmonie avec toutes les créatures, à tel point que Dieu lui a donné la capacité de les nommer. Nommer, c'est créer. Tu as été créé gros minet par Dieu, et l'Homme a manifesté cela en te conférant un nom. Gros minet. Mais ça, oui, je suis d'accord, c'était du temps où l'Homme n'avait pas encore chié dans la colle (et pas dans la savane). Aujourd'hui, les gros minets peuvent manger les humains car ils faut bien se nourrir. Pourtant, tous les gros minets ont un peu peur de nous; c'est qu'ils conservent, au profond de leur être, en un savoir mystérieux, non discursif, le souvenir de cette lieutenance que nous honorâmes jadis. Nous pouvions manger de tous les fruits des arbres, sauf deux bien entendu (oui : deux), et c'est évidemment cela qu'on a mangé, mystère d'iniquité, du Mal, de l'interdit. Et ces conséquences qu'il faut payer depuis des générations et des générations. Il faut manger non plus pour saisir spontanément, sans les entrailles, la beauté et la bonté de Dieu. Il faut manger pour pas crever. Et comme chacun sait, manger, ça fait digérer. Donc ça oblige à aller au pipi et au caca. Et si on ne mange pas son kebab, on meurt de faim, de soif, d'inanition. Si on ne pose pas sa pêche, on explose, genre Monty Python. Cela étant, tu n'as pas connu ce grand sketch de Pierre Péchin dans les années soixante-dix, gros minet, celui qui se termine, avec un accent arabe très marqué, par cette grande vérité: « Ti bouffes, ti bouffes pas, ti crèves quand même. » Péchin est malheureusement tombé dans l'oubli, ce qui n'a rien pour me surprendre. Alors voilà, la macronistagiaire, tu vois, elle a bouffé, elle a fait comme tout le monde, on ne peut pas le lui reprocher. Elle n'avait pas le choix. Et puis, il paraît que ce ne sera pas toujours comme ça, on ne sera pas éternellement soumis à ce système qui fait de nous des tubes. C'est valable aussi pour les gros minets, les éléphants, les girafes, les crocodiles, les antilopes, les chacals, les serpents, les baleines, les mouches, bref tout ce qui maintient sa cohérence par des transferts d'énergie. Qui dit transfert dit entropie, c'est-à-dire dégradation. Je sais bien que ton cerveau de gros minet a un peu de mal à comprendre ces notions, néanmoins, je te prie de me croire, elles sont tout à fait agissantes sur toi aussi. Tu bouffes pas, tu crèves. Ta litière crève. Seulement, laisse-moi te dire que je connais un texte qui dit très clairement qu'un jour, on aura tous retrouvé cet état dans lequel nous vivions avant la cagate cosmique de l'Homme. Le loup jouera avec l'agneau, l'enfant jouera sur le trou de la vipère. Et tout se passera bien. Ah ben oui, c'est pas évident à accepter, comme ça, de but en blanc. Pourtant, on aimerait bien que ça arrive, hein, confusément ou non. Toi, en plus, comme tous tes collègues gros minets, tu n'es pas vraiment méchant, en fait. Tu obéis juste à ta nature, l'Homme de la Chute est toujours ton maître, mais un maître égaré, et du coup il te fait un peu peur. Il te met en colère aussi. Mais il s'agit d'une colère sans haine particulière, car tu ignores la rhétorique, la division. Tu n'obéis qu'à tes instincts. Lorsque tu dévores une proie, tu le fais dans le respect de la pureté que tu n'as pas trahie mais que l'Homme déchu a souillée. L'autre, pendant ce temps, elle chie. Le problème, c'est la façon dont elle s'y prend. Tu as vu tout de suite où est le problème? Moi, je l'ai repéré immédiatement. Elle chie sans pudeur. Quelqu'un la prend en photo, elle ne peut pas ne pas le savoir, et regarde bien ses yeux perdus dans le lointain, avec cette allure de sûreté devant son acte. Aucune pudeur. Encore une qui, parce qu'elle se retrouve en pleine savane, se la joue retour à la nature, ouais, tu comprends, je viens ici pour me ressourcer, ici c'est le calme, le silence, je suis loin de la civilisation blanche qui me fait honte, parce que, hein, pour l'instant je suis encore blanche comme une Anglaise, mais ça va pas durer, je compte sur ma mélanine pour mettre bon ordre à tout ça (bon, j'ai quand même emporté un peu d'écran total), ici j'oublie mes conditionnements, mes enfermements, je suis en harmonie avec l'environnement, le caca dans la nature, c'est le retour à l'harmonie, on peut bien me prendre en photo à ce moment-là, pourquoi je me sentirais gênée, laissez-donc derrière vous vos vieux engrammes.


Eh bien moi, mon gros minet, je te le redis: à table! 


mercredi 21 juin 2023

4 a.m.

 



J'avais un peu de fièvre, je ne dormais pas. Il devait être quatre heures du matin ou quelque chose d'approchant.


J'ai voulu sauver quelqu'un.


Pour une fois, je n'ai pas allumé pour prendre un livre et tenter de retrouver le sommeil. La nuit elle-même était le livre, elle s'était ouverte pour moi. Quelques phosphorescences imprécises s'imprimaient sur ma rétine, sinon des déchets d'éclairage urbain qui filtraient par les interstices du volet, me proposant une vague énigme géométrique. Je demeurais immobile et captais les sons du dehors. La gigantomachie de la ouate ébène et de l'orange sodium civilisé n'en finissait pas.


Des cris, des bruits de bouteilles brisées percutaient l'espace. De la folie, de la joie, de la terreur se réverbéraient sur les façades. Soudain des voitures lancées à toute vitesse, les pneus hurlant comme des banshees, surgissaient en un mystérieux carnaval de mort. Et la nappe noire souriait sur la ville.


J'ai voulu sauver quelqu'un et, comme d'habitude, j'ai échoué.


Je suis moi-même de la nuit. D'habitude, je dors bien. Nul besoin pour moi d'arpenter les rues afin de voir. Mais à quatre heures du matin, les yeux ouverts sur le plafond invisible, sur tous les paliers de la décompression humaine, je considérais un certain nombre d'éléments du paradigme: ivresse, putes, seringues, embrouilles, moteurs, poussière des siècles agglomérée en avenues et autres voies communales, poubelles, étrons, flaques de vomi, tout cela sous le sceau du secret. Trottoirs usés, flics désabusés. Nudité de la nuit quand le jour ne suffit plus à satisfaire les bipèdes, quand les promesses de la grande fête perpétuelle aux petites heures, je le maintiens, n'y parviennent pas davantage.


C'est toi que j'ai voulu sauver.


Chaque nuit, je te trahis. Dans ma faiblesse, mes bras ne peuvent te retenir et je te perds, tu glisses à reculons dans les plis épais de l’opaque manteau. Comme j'aimerais que tout, enfin, se taise et que je te garde contre moi, sous la couette, dans l'amour fébrifuge de la paix restaurée. Cependant je me révèle trop faible, trop vil, ma seule volonté, parfaitement risible, est un pousse-au-crime et criminellement, je te regarde partir dans ces rues, ces pâtés de maisons. Tu cherches à crever dans la nuit parce que je n'ai pas su t'aimer.


De jour, tout semblera différent. Pas en ce qui me concerne. Désormais, le nocturne m'accompagne partout.


Quatre heures du matin. À nouveau j'ai perçu des cris; des chiens ont aboyé, une ambulance est passée. Je n'en peux plus, je me sens déchiré par une espèce de chagrin universel. Mais comme hier soir lorsque je me suis couché, mes paupières se sont fermées lentement. Le sommeil, finalement, est revenu, et je t'ai encore bafouée, reléguée dans le néant.


Hypocritement (ou pas?), je t'ai quand même souhaité bonne nuit, baby.

mardi 28 mai 2019

Les Volponi, d'Aurélia Gantier

Note de lecture parue sur Mauvaise Nouvelle.

"Les Siciliens de Tunis, ni Siciliens, ni Tunisiens, ni Français, ni rien, réalisaient pour la première fois le déracinement qu'on leur imposait. Ils rejoignaient l'Histoire sans le savoir."


vendredi 24 mai 2019

Unholy Dimensions, de Jeffrey Thomas

Note de lecture également parue dans Le Salon Littéraire.

Unholy Dimensions est un recueil de nouvelles et de poèmes écrits entre 1988 et 2005. Les textes ne sont pas disposés dans leur ordre chronologique de parution, ce qui peut gêner un lecteur désireux de suivre particulièrement l'évolution stylistique de Thomas. Concernant ce point, on peut dire en tout cas que l'auteur, s'il se réfère constamment à l'univers mis en place par Lovecraft, sait aussi (au final) prendre ses distances par rapport à celui qui fut la chèvre-matrice aux mille petits héritiers littéraires! C'est d'ailleurs lorsque les références au Cthulhu Mythos sont rares, voire inexistantes, que l'auteur est le plus efficace. Il est en effet ardu, de plus en plus ardu, de continuer de faire du neuf avec du Grand Ancien. Le seul saupoudrage des noms plus ou moins connus de cette grande création littéraire (Cthulhu, Nyarlathotep, Yog-Sothoth, Shub Niggurath, Arkham, Miskatonic, Innsmouth, Necronomicon, etc), largement ignorée du vivant de son créateur, ne suffit désormais plus à garantir le plaisir de la lecture. Qu'on se rassure cependant: jamais, dans ce recueil, Jeffrey Thomas ne tombe dans ce travers, même, donc, en cas de références explicites.

"Unholy dimensions" peut se traduire par "dimensions impies". Les vingt-sept textes composant ce recueil sont une exploration de la manière dont le Cthulhu Mythos va se colorer dans des contextes différents, avec des points de vue narratifs multiples. Certaines nouvelles relèvent de la science-fiction, je dirai de la science-fiction explicite car, à strictement parler, les créatures créées par Lovecraft appartiennent également à ce genre quand bien même on a longtemps vu en elles l'ameublement d'une littérature fantastique. Ce qui a changé, c'est qu'un lecteur de 2017 a vu se développer, au cours des dernières années, des théories et découvertes scientifiques considérées jadis comme de la pure spéculation, autrement dit de la littérature. (En son temps, Maurice G. Dantec eut raison de voir dans la littérature de science-fiction la littérature du réel.) Ce qui semble surnaturel (appartenant au fantastique) n'est peut-être que du réel non expliqué ou, plus exactement, pas encore traduit en langage scientifique officiel. La science-fiction explicite, alors, relève du décor dans lequel se déroulent les trois premières histoires: futur non daté mais assez proche, expansion spatiale, peuplement d'exoplanètes, rencontres et coopération avec des intelligences extra-terrestres. La noirceur cosmique des entités tentant de s'approprier l'univers (rien de moins) n'en est pas atténuée pour autant. Face à une telle démesure de puissance, Homo Sapiens (ainsi que les autres races intelligentes) demeure à jamais minuscule (ce qui ne signifie pas forcément vulnérable). Il s'agit donc pour Jeffrey Thomas, dans cette anthologie, de dresser l'évolution de notre langage face au radicalement différent, quoique, d'une manière étrange, également tout proche. Cette chronologie s'étend du passé biblique à un futur possible de notre humanité. La réécriture de la célèbre histoire du prophète Jonas est une des grandes réussites du recueil. Pour ce qui est du présent, on lira aussi avec beaucoup d'intérêt une intrigue mettant en scène des Yézidis, communément appelés "adorateurs du Diable", au cours de la guerre en Irak. Quant au futur, donc, je renvoie aux trois premières nouvelles dont le point commun est un personnage de résistant à l'invasion. (Un des poèmes, Ascending to Hell, rappelle aussi Dante.) Cette compilation, par conséquent, ne devrait pas décevoir les amateurs éclairés (et les "néophytes"), en particulier lorsqu'elle opte pour le non-dit. 

Ritual in the Dark, de Colin Wilson


Note de lecture à découvrir sur Unidivers.

DANGER: INTERACTION

  Je ne m'en aperçois qu'une fois sur le palier car de l'autre côté, derrière ma porte d'entrée, je n'entends pas nécess...

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